En ces temps de confinement, j’ai eu envie de ré-ouvrir mon journal de bord pour partager avec vous l’incroyable aventure que j’ai eu la chance de vivre l’an dernier dans le Grand Canyon. Le 14 février 2019, nous étions 12 kayakistes à partir de France. Le dernier membre de notre groupe, venu de Slovénie, nous rejoignait à Flagstaff (USA). Ainsi commençait un périple extraordinaire de 360km de navigation autonome en 12 jours sur le Colorado.
Le récit figurant ci-dessous est une copie presque intégrale de mon « River Journal » un carnet de bord imperméable dans lequel je me suis efforcé de relater quotidiennement les évènements de la journée. Il n’était pas destiné à être partagé, mais la période que nous traversons m’a donné envie de vous faire voyager à mes côtés. Ce journal s’entend comme un clin d’oeil à mes compagnons de route, une ode à l’aventure ou un simple moment d’évasion du quotidien. Lorsque l’on ne peut plus se déplacer, il est toujours possible de fermer les yeux et d’imaginer…
Bonne lecture !
Tom
Day -1 – Flagstaff [1]
Après un voyage de 13 heures entre Toulouse et Flagstaff, en passant par Londres et Phoenix, nous nous sommes rendus à pied chez Ceiba [2] afin de vérifier tout le matériel. Un bon repas mexicain s’est chargé de nous refaire l’estomac, puis nous avons passé un peu de temps dans les pubs à l’occasion d’une première soirée vivante et sympa !
Au petit matin, surprise, la neige nous avait déroulé un tapis blanc pour notre départ ! Une camionnette de Ceiba nous attendait pour rejoindre le reste du chargement : un gros pickup attelé avec une énorme remorque. Bastien et moi montons à bord pour préparer le matériel pendant que les autres font les dernières courses. Au programme : déchargement des kayaks, mise en place du cadre à avirons dans le raft, préparation et chargement du matériel de bivouac. Nous mettons de côté tout le matériel qui doit être contrôlé par les rangers. Quand le reste du groupe nous rejoint, nous chargeons nos sacs étanches dans nos kayaks. Éric casse l’ouverture de son Itiwit [3] !
La journée a commencé tôt avec une séance pipi au bord de la rivière à 5h30. J’y ai croisé Loïc, qui était là pour la même raison. À notre grande surprise, le ciel était étoilé, il ne pleuvait pas et la neige n’avait pas vraiment l’air d’arriver. Au lever à 7h, quelques canards survolent la tente. On entend seulement le bruit de leurs corps fendant le vent. La ranger arrive à 9h pour contrôler notre premier campement, nous donner les dernières consignes de sécurité et nous expliquer comment se comporter afin de respecter les Esprits du Grand Canyon.
11h : c’est parti !! Nos bateaux ultra-chargés, nous commençons notre périple. Les premiers coups de pagaie sont magiques… Devant nous, d’immenses falaises éclairées chacune d’une lumière différente. Nous franchissons un premier (tout petit) rapide, qui nous permet de nous rendre compte de l’inertie de nos bateaux sur une rivière au débit compris entre 300 et 600m3 par seconde ! Ça va très vite, les mouvements d’eau se déroulent à une échelle dont on n’a clairement pas l’habitude… Les contre-courants sont énormes et remontent parfois la rivière même à l’intérieur des virages. Dans les planioles [4], j’utilise ma dérive, qui m’aide plutôt bien à tirer des lignes droites. C’est très beau, c’est très grand et pour l’instant le courant est puissant mais linéaire. Soudain, après un virage à gauche, on entend un fracas sans pouvoir distinguer s’il s’agit du bruit de l’eau ou du vent dans la falaise. En fait, c’est un rapide que l’on voit au loin. On distingue quelques éclaboussures. Deux lignes ont l’air d’être possibles. Le kayakiste qui me précède prend à droite. Je décide de passer à gauche. Une énorme vague lisse sur ma droite marque le début de ce rapide, constitué d’un enchainement de grosses vagues un peu brouillon. Une fois dans le contre-courant qui clôture le rapide, c’est l’euphorie ! J’aperçois Loïc et Éric plus haut sur la berge. Ils étaient partis devant et s’étaient trouvé un poste pour faire des photos. Le raft, qui contient la cantine, une bonne partie de nos provisions, ainsi que du bois que nous avons ramassé plus tôt, passe ce rapide sans problème.
Après ces émotions, nous nous arrêtons pour manger. Nous avons chacun deux pochettes « lunch » et une « Xtra » avec un tas de trucs à l’américaine à l’intérieur : saucisse sèche, thon sous vide, bretzels au chocolat blanc (!), graines, bonbons, biscuits… Le soleil profite de notre pause pour s’inviter et nous offre un moment très agréable au bord de l’eau, sur notre immense plage de sable. En aval, on voit bien que les nuages se font vraiment menaçants, comme pour nous rappeler les prévisions météo annoncées la veille. On se dit que le trip va devenir plus rude. Effectivement, peu de temps après avoir ré-embarqué, des flocons de neige se mettent à nous tomber dessus ! Nous continuons dans cette ambiance hivernale, en se disant que l’on préfère ramer sous la neige que sous la pluie et qu’un froid sec est toujours préférable à l’humidité qui se faufile partout. Plus loin, nous arrivons à un deuxième rapide. Éric est arrêté sur la gauche pour étudier la ligne à suivre. Avec Loïc, nous nous arrêtons sur la droite. Jakob, qui était avec Éric, s’élance le premier. Nous le voyons partir au milieu, passer des vagues plus grosses que celles du rapide précédent, après quoi il sort de notre champ de vision en partant sur la droite. Loïc s’élance à son tour, puis c’est à moi. C’est très excitant ce moment où la rivière bascule d’un état calme pour s’engouffrer dans une étroiture et former des vagues énormes tout en accélérant. Je prends des creux incroyables, deux vagues m’explosent dessus, mais grâce à l’angle et à la vitesse donnés au bateau, je les traverse en prenant une bonne douche ! J’ai la tête qui serre un peu. Nous nous regroupons une fois de plus dans un contre-courant et c’est à nouveau l’euphorie ! Le raft passe à son tour ; Penda, à genoux à l’avant, profite de son tour de manège ! Raph termine le rapide et doit ramer fort pour rejoindre la rive gauche où nous campons ce soir. Éric clôture le rapide avec son bateau de tourisme grand public, qui semble tenir le coup. Nous déchargeons le raft puis montons la tente, le braséro et la cantine. Au menu : bières & fajitas au coin du feu. Aujourd’hui, le rapide le plus élevé se situait au niveau 5 sur l’échelle du Grand Canyon (qui va jusqu’à 10). Demain, il y aura du 7 !
Quelle grosse journée ! Pour notre 2ème jour sur la rivière, la neige nous a accompagnés. Dès la sortie de la tente, elle était déjà là. Pendant la nuit, j’avais l’impression que de fines gouttes tombaient sur la toile. En fait, c’était des flocons…
Petit déjeuner sous le tarp, couverts comme des oignons, nous regroupons nos forces pour la journée qui s’annonce. Le pliage du camp et le chargement des bateaux sous la tempête nous mettent directement dans l’ambiance ! Nous embarquons sous des flocons de plus en plus gros et plus collants. Le vent vient de face, on n’y voit rien et la neige nous fouette les yeux ! Heureusement, la rivière est encore calme. Puis, alors que le temps s’apaise, la voici qui s’accélère ! Les Esprits du Grand Canyon sont avec nous ! Un premier rapide (classé 5) avec de grosses vagues passe plutôt bien. De toute façon, vu le froid, on essaie autant que possible de passer à côté des trous. Plus loin, le passage de niveau 7. On s’arrête pour repérer. Il y a un gros drossage à gauche avec deux énormes trous où il vaut mieux ne pas tomber. C’est gros, il y a du volume et de la puissance… On se sent tout petits mais en coupant le virage à l’intérieur, ça passe plutôt bien.
Un peu plus bas, trois rapides (classés 6) s’enchainent. Le premier se passe tout à gauche, avec, ici encore, de belles grosses vagues. Le deuxième est plus costaud : on y rentre et on le termine à gauche, cependant un énorme pleureur (caillou recouvert d’eau en quantité insuffisante pour permettre de passer au-dessus) se trouve en plein dans la passe et tout le monde se fait secouer ! J’essaie de le passer par la gauche, mais trop tard : je n’ai pas assez de vitesse et je me dirige droit dedans. Je tourne alors mon bateau de face pour le percuter frontalement, je me penche en avant au maximum pour aller chercher l’eau aussi haut que possible. Le sommet de la vague déferle sur moi, je baisse la tête, prends une bonne baffe, un appui à gauche et ça passe !! Une fois dans le contre-courant avec ceux qui sont déjà passés, c’est l’euphorie ! Derrière moi, Mehdi passe, puis c’est au tour de Claire qui se fait attirer en arrière en passant le pleureur, fait deux ou trois tours dedans, se fait bien brasser puis ressort à la nage ! Tout le monde fonce pour la récupérer. Au même moment, le raft se met un coup de chaud au même endroit. Penda vole par-dessus bord, le bateau s’incline sur la tranche. Raph fait contrepoids, replaque le raft et récupère Penda, qui s’est accrochée à la ligne de vie (corde faisant le tour du bateau). Heureusement, tout se termine bien. Il reste un dernier rapide qui passe facilement après ça. Peu de temps après, nous débarquons et commençons à monter le camp. Les nuages arrivent et la pluie se met à tomber. Nous mangeons rapidement sous les tarps et ne tardons pas à aller nous coucher…
Aujourd’hui, nous partons pour 20 miles avec seulement 2 rapides (classés 4). Le reste ne sera que du plat au cœur de falaises magiques. Le Canyon est profond, des chutes (sèches à cette période) semblent tomber dans d’énormes cirques lorsqu’elles sont en eau. Avec Loïc et Bastien, nous débarquons pour aller voir quelque chose qui ressemble à l’entrée d’une mine : un trou d’environ 2m de diamètre taillé plus haut sur la berge. Une fois devant, nous découvrons de vieux outils (un niveau à bulle, un seau et du fil). Nous décidons d’entrer. À l’intérieur, dès les premiers pas, nous sentons qu’il fait beaucoup plus chaud que dehors. Nous avançons, nos yeux s’habituent à l’absence de lumière, mais sans lampe de poche et alors que les autres membres de l’équipe continuent de descendre, il n’est pas possible d’aller plus loin. Après avoir regardé dans le topo-guide, nous apprenons que ce sont d’anciens forages, qui avaient été effectués afin de voir si la roche supporterait un barrage à cet endroit. Un peu plus loin, nous rejoignons le groupe pour un pique-nique plutôt rapide, car la plage passe à l’ombre en quelques minutes. En repartant, nous passons devant un camp avec 4 rafts, mais il n’y a personne. Ses occupants doivent être partis randonner dans les alentours. Il ne nous reste plus que 6 miles pour arriver à notre campement, « dinausor », dont le nom provient de l’immense falaise ressemblant à une tête de dinosaure qui borde une très belle plage. En regardant vers l’autre berge, au loin, on devine autre une montagne qui a également cette forme. Une fois le camp monté, nous faisons un feu. Le ciel est bleu et le coucher de soleil dans le Canyon nous offre des couleurs sublimes dans des tons ocres, le tout réhaussé par une couche de neige blanche. Au menu : hot dogs avec sauce barbecue. J’ai droit à une saucisse végétarienne franchement bizarre… Aujourd’hui, Christian était malade. Ce soir, il va un peu mieux. Claire est malade aussi, elle semble avoir de la fièvre et n’a pas mangé avec nous. Espérons que cela ira mieux pour elle dès demain.
Ce matin, le soleil s’est levé sur Dinosaur et nous avons embarqué à 10h30. Après 3 miles, nous sommes arrivés aux « greniers », lieux où les Indiens stockaient leurs récoltes. Nous y avons accédé en marchant une demi-heure. Après cette visite, nous avons ré-embarqué sous un temps changeant, annonçant du froid et du vent. Un peu plus loin, nous sommes arrivés à la confluence de Little Canyon, un petite rivière couleur cacao très chargée en sable. Après quelques surfs, nous avons repris la descente. L’eau marron a mis un certain temps à se mélanger à l’eau claire. Il nous restait encore 6 miles à faire dans un froid extrême avec le vent de face avant d’arriver au campement…
Au matin, nous avons plié le camp dans le même froid que lors de notre arrivée de la veille. Cette nuit, la neige est tombée à 1000m, soit juste au-dessus de nous. Au programme 10 miles, soit une petite journée, avec 1 rapide classé 4 et 2 rapides classés 6, le reste sera plat mais avec du courant. Nous avalons ces miles rapidement puis montons le camp. L’après-midi est prévu pour nous permettre de nous reposer. Hélas, il pleut. Loïc et Éric sont partis marcher. Bastien bouquine dans sa tente. Certains jouent aux cartes, d’autres se reposent, moi je me balade et j’écris ces quelques lignes depuis un caillou bordé de cactus placé au sommet d’une dune surplombant le camp. À ma gauche, des falaises enneigées. À ma droite, des reliefs ocres. Nous sommes en amont d’un rapide (classé 6) que nous avons été repérer avec Bastien un peu plus tôt en allant chercher du bois. Cette demi-journée de repos devrait nous faire du bien avant la journée de demain, qui s’annonce comme l’une des plus intenses avec environ 10 rapides dont de nombreux classés 6, 7 et 8. Nos mains et nos visages sont asséchés par le froid, mais la météo devrait s’améliorer dès demain midi. Comme tous les jours depuis le départ, j’allume mon téléphone en quête de réseau pour pouvoir donner des nouvelles à Marie, mais je ne capte toujours aucun signal. J’espère que la transmission de pensées fonctionne…
Journée chargée ! Dès le réveil, nous avons foncé, Loïc, Christian et moi en direction de la rivière ; le thé de la veille ayant fait son job, on avait tous sacrément besoin de faire pipi…
À ce moment, Loïc s’est rendu compte que la moitié de la plage avait été engloutie par la rivière durant la nuit et que le kayak Itiwit d’Éric en avait fait les frais. Il avait disparu, embarqué par les flots ! Immédiatement, nous allons réveiller Éric, qui passe directement de son duvet à sa combi étanche. Une équipe se met alors en place afin de descendre chercher le bateau en contrebas. Elle se compose de Julien, de Loïc et d’Éric, qui emprunte le kayak de Claire. Ils avalent un petit déj rapidement. Bastien leur dégotte des barres de céréales dans les sacs de nourriture et je leur prépare un thermos de thé. On se donne rdv à Phantom Range, quoi qu’il arrive. Pendant ce temps, Raph envoie un message à Ceiba depuis le téléphone satellite afin que les Rangers soient prévenus : si quelqu’un voit le bateau passer, cela évitera un déclenchement inutile des secours alors que tout le monde va bien. Alors que nos trois coéquipiers se mettent à l’eau, nous déjeunons sur le pouce, plions le camp rapidement et embarquons à notre tour. Environ 800m après le camp, nous retrouvons Éric qui a récupéré son bateau ! Raph aperçoit la pagaie dans un contre-courant en amont, je vais la chercher. Il ne manque plus que le casque rose, qui était posé sur le bateau. Nous ne le retrouverons pas. Loïc et Julien nous attendent un peu plus bas. Le groupe se reforme et nous poursuivons la descente.
Arrive le premier rapide, classé 8. On s’arrête afin de le repérer. Il est long. L’idée est d’y entrer depuis la droite, puis de tirer une longue diagonale à gauche pour passer entre deux gros rouleaux. Loïc et Jakob s’élancent en premier, suivis de Mehdi et Claire. Pendant ce temps, j’embarque avec Christian. On fait le point sur la ligne à suivre. C’est parti ! J’ouvre la marche. Je rentre bien à droite et là, les vagues qui paraissaient petites depuis le bord sont bien plus puissantes que prévu ! Ça va très vite ; je ne parviens pas à échapper au premier rouleau. Je redresse mon bateau et je le percute en pleine face, mettant tout mon poids sur l’avant… Ça passe ! Je sais que le suivant est encore plus gros. Je dois absolument aller à gauche ; j’oriente mon bateau et j’aperçois Christian qui, lui, est bien à gauche. Un peu trop, puisqu’il prend l’autre rouleau dans la face ! J’essaie de me décaler le plus possible vers lui, mais le courant pousse trop fort et je vais droit vers le monstre ! Je vois que je vais manquer de vitesse et que ça ne va pas passer. Changement de plan, je me mets face à cette énorme masse d’eau et j’accélère pour la percuter depuis la droite, ce sera toujours mieux qu’en plein centre. Je mets tout mon poids en avant, je prends une énorme claque, mais je ressors ! Yeaaaah ! Je rejoins le contre-courant où tout le monde se marre, ayant vu la ligne « full trou » que j’ai prise. C’est au tour du raft. Penda reste sur le bord, Raph entre au milieu à droite puis fait un back arrière, finit bien droit dans le dernier rouleau et avec l’inertie, ça passe crème !
Dans le rapide suivant, Éric se met une boite dans un rouleau et, ne parvenant pas à esquimauter avec son Itiwit, il nage. Julien le récupère et Loïc ramasse son bateau. Après toutes ces péripéties, nous entrons dans des gorges granitiques. Changement de décor, mais aussi de météo. Les nuages arrivent, accompagnés d’un vent glacial et de pluie. C’est le Mordor, on se les pèle grave. Penda sort même la couverture de survie sur le raft pour essayer de se réchauffer. On décide de ne pas manger et de descendre le plus vite possible pour monter le camp et faire du feu. Jakob, Éric, Bastien, Cédric, Arnaud et moi faisons une pause à Phantom Ranch pour envoyer une carte postale qui sera acheminée par mule depuis le fond du Canyon. On se gèle vraiment. Éric et Jakob montent les poster au village et prévenir les rangers que tout va bien, au cas où ils auraient eu vent de l’histoire du matin.
Un peu plus bas, nous rejoignons le camp. Il neige mais le feu est déjà prêt. On mange et on ne traine pas à aller au lit. Le ciel s’est dégagé et nous offre une vue magnifique sur la voie lactée.
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Découvrir l’album photos de l’aventure par Loïc Brunel ->
[1] L’endroit indiqué est toujours le lieu où nous passons la nuit. Durant le périple, il s’agit donc du nom du camp depuis lequel j’écris le récit, où nous dormons le soir après la journée passée sur le fleuve.
[2] Entreprise chargée de l’ensemble de la logistique de notre périple (tout le matériel et les transports).
[3] Kayak « grand public » d’une célèbre enseigne de sport qu’il teste pour l’occasion.
[4] Zones de plat (absence de rapides)