En ces temps de confinement, j’ai eu envie de ré-ouvrir mon journal de bord pour partager avec vous l’incroyable aventure que j’ai eu la chance de vivre l’an dernier dans le Grand Canyon. Le 14 février 2019, nous étions 12 kayakistes à partir de France. Le dernier membre de notre groupe, venu de Slovénie, nous rejoignait à Flagstaff (USA). Ainsi commençait un périple extraordinaire de 360km de navigation autonome en 12 jours sur le Colorado.
Le récit figurant ci-dessous est une copie presque intégrale de mon « River Journal » un carnet de bord imperméable dans lequel je me suis efforcé de relater quotidiennement les évènements de la journée. Il n’était pas destiné à être partagé, mais la période que nous traversons m’a donné envie de vous faire voyager à mes côtés. Ce journal s’entend comme un clin d’oeil à mes compagnons de route, une ode à l’aventure ou un simple moment d’évasion du quotidien. Lorsque l’on ne peut plus se déplacer, il est toujours possible de fermer les yeux et d’imaginer…
Bonne lecture !
Tom
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Day 7 – French Camp
Ce genre de trip est une excellente occasion de constater à quel point on est capable de faire preuve d’adaptation. Aujourd’hui, cela fait une semaine que nous sommes partis et notre rythme de vie tourne autour des choses essentielles : se lever, déjeuner, empaqueter les affaires dans nos sacs étanches, tout charger dans nos kayaks, plier la tente, naviguer, se nourrir, avoir du thé chaud dans son thermos. Quand on débarque en fin de journée, chacun donne un coup de main pour décharger le raft (en faisant la chaine), mettre en place la cuisine, les WC, les lave-mains, la plonge (4 seaux : rinçage chaud, lavage chaud, rinçage froid, désinfectant froid), monter les tentes. Puis vient le moment que chacun occupe comme il veut/peut : éponger son bateau, faire sécher son duvet ou sa combi, se crémer les mains, remplir son carnet de notes, boire une bière avec les copains en se remémorant les exploits de la journée ou en regardant la carte pour calculer combien de miles on fera le lendemain ou combien de rapides de quel niveau il y aura. Et tout ça tous les jours, avec pour seule musique de fond le bruit du Colorado. On vit l’essentiel. Le simple fait de boire un thé chaud est déjà un grand bonheur dans une journée. Tout est calculé, les sacs sont organisés en fonction de ce qui nous sert quotidiennement, régulièrement ou occasionnellement. Chaque manipulation compte et toute économie d’énergie est la bienvenue.
Aujourd’hui, nous avons parcouru 27 miles. En partant ce matin, bonheur, du ciel bleu et du soleil. Ça tombait bien, parce qu’au petit matin, il faisait -2 degrés ! À peine 1 mile après le camp, nous attaquons par un rapide classé 8. On débarque rive gauche pour repérer. L’entrée se fait à droite ou à gauche d’un énorme pleureur. Le reste se passe au milieu dans un énorme train de vagues. J’entre à gauche, les autres à droite. S’ensuit un second rapide du même niveau (8). La ligne est à droite, le long d’une falaise, où 2 rouleaux puissants t’attendent si tu oublies de revenir à gauche dans les temps. On part par groupes de 2,3 ou tout seul. Je décide de partir tout seul, je sens bien la ligne que j’ai choisie lorsque nous étions sur le bord. Je me lance, percute la première vague en « V » en plein centre, comme prévu ! Au sortir de celle-ci, je me retrouve plus à droite que je ne le pensais. Je regarde au loin et je vois le gros rouleau qui m’attend, deux vagues plus loin. J’oriente mon kayak vers la gauche et j’envoie le couscous ! Ça passe ! Ne reste plus qu’un défilé de grosses vagues et je rejoins les autres dans le contre. Il y règne une fois encore cette ambiance extraordinaire, qui se manifeste lorsque tout le monde vient de vivre la même montée d’adrénaline de manière différente. Nous partageons nos sensations et nos points de vue. Cette fois, Bastien a littéralement disparu derrière une vague et en est ressorti comme une fleur ! Éric a de nouveau travaillé sa natation synchronisée avec l’Itiwit 😉
Aujourd’hui, nous aurons franchi 4 rapides classés 8 et 1 de niveau 7. La journée se termine par des planioles[1] interminables. Le retard que nous avions pris hier est en partie rattrapé par cette longue journée. Le soir venu, pâtes, pesto, parmesan et saucisses pour les adeptes, un thé et au DODO ! Tout le monde est claqué. Je suis le dernier debout, assis sur mon caillou à remplir mon journal à la lueur de ma frontale. Loïc vient de rentrer à la tente, il était parti pour faire des photos des étoiles, mais le ciel vient de se voiler. Je vais essayer encore une fois de regarder si par miracle j’ai du réseau, sinon j’enverrai mes pensées à Marie par télépathie une fois encore…
Aujourd’hui, alors que nous avions prévu de faire 18 miles, nous en avons fait 23 !
La météo était bonne, le ciel bleu et le soleil au rdv malgré le froid. Le parcours était régulièrement parsemé de rapides classés 3, 4 et 5 avec, pour finir, deux jolis 7.
Après cela, nous nous sommes arrêtés à « Deer Creek », un magnifique canyon que nous avons remonté pendant une bonne demi-heure. Au sommet, ou plutôt au départ du canyon, il y avait quelques arbres sous lesquels nous sommes restés jusqu’à ce que le soleil se cache derrière la montagne. Nous sommes ensuite redescendus jusqu’à la cascade, qui marque la fin du canyon, puis nous avons réembarqué pour rejoindre le raft un peu plus bas, dont l’équipage avait déjà posé le campement. Ce soir, il est 21h, je suis complètement naze !
Day 9 – Fern Glen
Encore une belle journée ! Nous avons parcouru 30 miles ! Les 10 premiers étaient plutôt calmes, puis nous sommes arrivés à un rapide classé 8. Une grosse ligne passait à gauche, le long de la falaise. Une autre, plus cool, était possible sur la droite. L’idée était de ne surtout pas finir au milieu, car un gros rouleau nous y attendait. Alors que nous étions arrêtés en rive droite pour repérer avec Bastien et Christian, hésitants sur la ligne que nous allions choisir, Jakob remonte la berge et s’arrête pour nous dire « There is a nice hole at the bottom… » juste avant d’éclater de rire. Il faut savoir que cet homme est parfaitement capable de porter son kayak chargé pesant bien 50kgs sur une seule épaule. Du coup, entre une température de 6 degrés, la situation ombragée du rapide et l’armoire à glace slovène qui choisit de prendre à droite, bizarrement, nous avons opté pour la même passe ! Cédric et Arnaud nous rejoignent et nous décidons de faire une familiale [2]. C’est moi qui ouvre, suivi de Bastien, Arnaud, Christian puis Cédric. Derrière nous, le raft passe également sans problèmes par la même ligne. En suivant, Julien opte pour la ligne de gauche. Enfin, Loïc et Éric font de même. Le reste du canyon est calme, avec des rapides de niveau 4 et 5 et des falaises magnifiques !
Avec Arnaud, on s’offre même une minute de silence au milieu de cet endroit sublime. À midi, nous stoppons au canyon d’Havasu, un lieu magique où un cours d’eau turquoise rejoint les flots sablonneux du Colorado. Après le repas, nous siestons un peu au soleil après une petite balade le long de ces eaux bleues. Nous dépassons encore 2 campements : l’un avec des rafts à moteurs et l’autre avec des mecs déguisés qui portent des tutus !! Le soir, on ne fait pas de vieux os. Éric a mal à la main (il a fini dans le raft) et tout le monde a le dos en compote. D’ailleurs, il est 21h30 et je file au lit.
20 miles : c’est ce que nous avons fait aujourd’hui. Il en reste 37 avant l’arrivée !
Après 10 miles, nous sommes arrivés au fameux rapide de « lava falls », le plus gros rapide du trip, classé 9 ! Il se situe juste en-dessous d’une coulée de lave. Après un long repérage, nous nous sommes mis en place pour faire des images. Mehdi et Claire ouvrent le rapide en plein dans la ligne, une trajectoire vraiment propre ! En suivant, Jakob se prend tous les trous situés sur la droite ; ouch ! Vient le tour du trio composé de Cédric, Arnaud et Bastien, qui négocient bien l’histoire, même si Arnaud flirte avec les rouleaux. Julien s’élance et foire sa ligne en partant trop à droite. Il assure tout de même le show en levant la main dans le dernier rouleau ! Juste avant lui, le raft a été bien secoué : Penda a fait un saut de cabri dans la première vague et Raph a lâché un aviron sur la fin, mais leur passage était sacrément propre, bravo ! Arrive notre tour, à Loïc et moi. J’allume la GoPro pour le filmer depuis l’arrière. Au moment de m’élancer, je lui dis « Je te suis, sauf si tu changes de ligne en chemin ou si je n’arrive pas à tenir la mienne ! ». J’ai bien fait de dire ça !!
Loïc passe la première vague, puis c’est mon tour. Je passe bien droit, je percute le rouleau main droite, comme prévu. Je me dis que je suis bien placé quand soudain, en une fraction de seconde, mon bateau se barre à droite alors que Loïc est à gauche, dans la ligne prévue. J’entame un back arrière[3] pour éviter l’énorme vague portefeuille, que je franchis. Puis, juste derrière, une énorme vague m’attend, prête à me déferler dessus ! Je suis dans le creux et je la vois en face de moi, bien haute, elle me cache même la lumière du soleil ! Je mets tout mon poids vers l’avant et hop, ça passe ! Droit derrière, deuxième rouleau, rebelote ! Tout mon poids vers l’avant, youpie, c’est encore passé ! Éric clôture le show en faisant un passage super propre. À la fin du rapide, en rive gauche, une source chaude se jette dans le Colorado. Un peu plus bas, nous nous arrêtons pour randonner à la recherche de peinture anciennes, puis nous rejoignons le campement.
Day 11 – Middle 220 miles
Ce matin, avec Loïc, nous sommes partis avec plus de 30mn de retard sur le groupe. Nous étions partis voir des peintures anciennes apposées par les Indiens sur la falaise. Nous avons donc ramé de manière soutenue pendant environ 8 miles, chacun devant à notre tour. Puis, nous avons retrouvé Bastien et Christian qui s’étaient laissés dériver durant 1h30 en nous attendant. Commençait alors une belle journée à 4, placée sous le signe du Tootsie Roll et du thé en thermos ! À midi, nous débarquons sur la plage. On groupe les « lunch packs » et on se craque le bide en finissant les quelques gorgées d’alcool de pomme qu’il restait à Christian ! Le redémarrage est dur mais l’ambiance excellente. Le canyon s’ouvre de plus en plus et la végétation est bien verte. Un peu plus loin, les falaises deviennent jaunes et se composent de gros blocs de roche. Loïc et moi sommes à l’avant lorsque Bastien découvre la Pumpkin Spring Pool. Il nous crie de venir le rejoindre et là, sous nos yeux, le long du Colorado, une piscine chaude ! Ravis, nous débarquons et allons nous jeter dedans en combis ! Bastien est heureux de pouvoir tremper les blessures de ses mains dans cette eau qui semble « soufrée ». On délire de profiter d’une telle piscine juste pour nous 4. Loïc immortalise l’instant. Nous reprenons toutefois rapidement notre chemin, car nous savons qu’il y a 30 miles à avaler dans la journée et que si les autres ont trop d’avance, ils fileront peut-être un peu plus bas, jusqu’à « Last Chance Before Diamond », pour s’arrêter juste avant le débarquement final, que nous devons rejoindre le lendemain à 12h.
Finalement, nous arrivons au camp initialement convenu où nous sommes accueillis par le chef du village et sa tribu : Éric s’est fabriqué un cache-sexe en sapin et duct tape[4] et les autres ont profité d’un moment de répit pour se laver dans la rivière bien glaciale. Nous décidons de leur faire croire que nous nous sommes lavés dans la Pumpkin Spring Pool. C’est alors qu’ils nous expliquent qu’il est indiqué dans le guide de ne jamais consommer l’eau de cette piscine, car elle est très chargée en arsenic ! Du coup, nous nous rinçons rapidement dans la rivière, ainsi que nos combinaisons ! Cette journée se termine comme il se doit par une magnifique dernière soirée de bivouac. Mehdi sort des bouteilles de Calvados, Claire nous fait des toasts au fromage et à la coriandre, nous ouvrons du Houmous et du fromage !
L’ambiance de fin de trip est palpable. Pour couronner le tout, nous décidons de dormir à la belle étoile avec Bastien et Christian. Le ciel est magique. La sensation d’être arrivés au bout s’ajoute à la contemplation de cette magnifique voûte d’étoiles. Au cœur du grand canyon, je m’endors le sourire aux lèvres.
Day 12 – Diamond Creek (arrivée)
Dernier jour !! Nous nous sommes réveillés à 6h pour être certains d’arriver à l’heure au rdv convenu la veille avec Ceiba. Voyant que nous avancions plus vite que ce qui était prévu, ils ont proposé à Raph de venir nous chercher une heure plus tôt, soit à 11h. La journée s’annonce facile : nous ne sommes qu’à 6 miles du débarquement. On attaque avec la même équipe que la veille, en mode dégustation de dattes, nous laissant porter par le courant. Il nous reste toutefois 3 jolis rapides pour finir (de niveau 2 & 3). Dans l’un d’eux, Jakob raye son bateau en profondeur. Sur la plage où nous débarquons, nous sommes accueillis par des gardes Indiens qui vivent dans la réserve. Il est 10h15. Ça y est. Nous avons descendu le Grand Canyon entre Lees Ferry et Diamond Creek en 12 jours. Lisa et David, de Ceiba, viennent nous chercher avec un van et un gros pickup qui tracte l’énorme remorque que nous avions déchargée avec Bastien le premier jour. Nous y déposons tout le matériel de nos kayaks et du raft. Pour le retour, Loïc, Bastien et moi partageons le pickup avec David, qui nous explique que Flagstaff a connu sa plus grosse chute de neige depuis plus de 100 ans durant notre trip. Et devinez où nous étions pendant ce temps ?!
Le fait d’avoir commencé cette aventure dans le froid, la neige et le vent m’a permis d’apprécier plus encore les journées de soleil et les bonnes conditions que nous avons eues durant la seconde partie de notre périple. Toute l’équipe s’accorde pour dire que le Colorado nous a laissé le voir dans un habit qu’il ne revêt que rarement !
Nous aurait-il finalement fait un cadeau ?
Être capable de fonctionner dans toutes les conditions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, se lever le matin avec la curiosité de ce que l’on va vivre et découvrir malgré des crevasses plein les mains, des coups de soleil ou des douleurs marque pour moi la différence entre les vacances et l’aventure. N’hésitez pas à vivre les deux 😉
Tom
Un très grand merci à toute l’équipe pour ce bon moment partagé
et un énorme merci à Éric Deguil d’avoir rendu cette aventure possible !
Découvrir l’album photos de l’aventure par Loïc Brunel ->
[1] Zones de plat (absence de rapides).
[2] Ceci signifie que tous les membres d’un groupe partent ensemble, les uns après les autres.
[3] Manoeuvre qui consiste à se décaler sur la rivière en pagayant en arrière.
[4] Gros ruban adhésif.
Crédits photos : Thomas Legeay, Loïc Brunel